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Impromptus  fatales 

  

      Une consultation trop rapide ou superficielle, de la biographie de l’artiste plasticien Ahmed Jaride et de l’ensemble des écrits critiques le concernant, pourrait nous induire en erreur. En ce sens que cette consultation constaterait, de toute évidence, la présence nodale du texte écrit au cœur de la production picturale et finirait par établir, hâtivement peut-être, l’existence d’une relation presque filiale entre le Verbe et Le la Forme qui serait en quelque sorte la « marque » de fabrique de Jaride. Cette saisie est, à vrai dire, illusoire en ce sens que la prétendue relation est elle-même trompeuse puisqu’elle ne peut ni éclairer, ni définir l’œuvrer véritable tel que Jaride l’éprouve et l’expérimente. Que l’artiste s’appuie sur le texte, lui emprunte parfois quelques éléments ou, le cas échéant, s’achemine vers le corpus écrit, ceci est finalement un choix qui demeure propre à l’entreprise plastique. Mais ce choix, qu’il soit spontané ou mûrement réfléchi, ne désigne en rien ce que l’artiste a vraiment produit et ne permet pas non plus d’expliquer ce à quoi son travail a abouti concrètement sur la toile. On se tromperait encore une fois, et du tout au tout, si l’on se fie naïvement aux titres accordés à quelques œuvres (« Dévoilement », « Chemin vers Chefchaouen », « La chambre bleue »…) Certes ces titres pourraient, de près ou de loin, désigner des faits ou, peut-être même, des événements qui ont bel et bien eu lieu, mais ils ne résument en rien tout ce que la toile, dans sa pérennité totalisante, rassemble et expose au regard.

     Ce qui caractérise l’œuvrer pictural de Jaride, de l’esquisse à l’achèvement final, c’est qu’il est à proprement parler un travail de développement optique (comparable en cela au processus de développement de l’image photographique à partir du « négatif »). Cette conception particulière de la création plastique informe aisément sur la culture visuelle de Jaride, culture qui se caractérise par la disposition qu’a son œil à accepter ce que sa main produit et met en œuvre. Or, ce qui apparaît sur la toile ne constitue pas une image stable, ni bien déterminée et encore moins achevée.  Il ne procède pas non plus d’un plan préétabli (même si le tableau est esquissé à partir d’une ébauche initiale ou à partir d’un motif quelconque). Chez Jaride, le tableau est une image qui advient comme un couronnement de la pratique plastique. Il s’agit d’une image inquiète, méfiante, ne pouvant atteindre son achèvement ou sa manifestation pleine, entière, définitive, que lorsque l’artiste lui-même finit bien par l’accepter, la reconnaître comme sienne en lui conférant, tel un précieux acte de baptême, sa propre signature.

      

 Techique mixte.2012

L’oeil de l’artiste avant celui du spectateur. Cet œil, dessillé par la fréquentation des œuvres et le séjour parmi elles, rassemble dans sa complexité la genèse de tout ce qu’il a pu assimiler, tout ce qu’il préfère voir et désirer exposer aux autres regards dans une sorte de communion : négative (quand elle émane de l’artiste vers le spectateur), positive (quand il y a complicité entre les deux). C’est un œil averti, imprégné de culture tout autant que sensible à tout ce qui l’entoure ou l’interpelle. Cette singularité du regard cadre bien avec les exigences de l’art moderne qui est, de nos jours, particulièrement préoccupé par les modalités qui président à sa propre production (discours de l’art sur l’art dans la clôture du monologue qui circule dans la communauté des artistes et des chercheurs) et par les circuits qui orientent les processus de sa réception éventuelle (chez les amateurs et les collectionneurs publics ou privés).

Dans une toile récente de Jaride, une paire de souliers féminins a singulièrement attiré mon attention, ce qui n’a pas manqué de me rappeler ce que j’ai déjà lu dans l’incontournable Origine de l’œuvre d’art de Martin Heidegger où le grand philosophe allemand entame une profonde méditation sur les différentes paires de souliers que Van Gogh a magnifiquement peintes dans ses œuvres. Et ce sont les mêmes paires que Derrida a évoquées dans un texte mémorable où il n’a pas hésité d’exploiter les souliers comme un prétexte pour parler, à la fois, de la question de l’origine et de celle de l’art. Ce souvenir déclencha en moi cette interrogation : peut-on dire que les souliers féminins renvoient, dans la toile de Jaride, à l’origine du tableau ou est-ce un simple prétexte - même s’ils constituent un commencement à partir d’un fait vécu – dans le processus de la création plastique ?

Je me suis posé à juste titre cette question en ce sens qu’une paire de souliers, comme une fenêtre sculptée selon les règles de l’ornementation marocaine ou tout autre signe « réaliste», sont à proprement parler des choses rares dans les travaux de Jaride. Bien évidemment, il arrive que ces signes fassent irruption particulièrement dans ses dernières œuvres. Mais il faudrait bien se résoudre à prendre cette surprenante irruption avec la plus grande réserve. Prenons garde : le signe présenté a pour visée de tromper l’œil. Cela ressemble fort bien à un leurre, à une perte de l’œil, comme s’il s’agissait de suspendre le regard à un trompe-l’œil fictif et irréel. Or, l’essentiel de l’œuvre, son potentiel de signification véritable, réside bel et bien ailleurs, dans une autre stratégie de capture : dans le jeu pictural lui-même et dans les outils propres à ce même jeu.

Il s’agit certes d’une paire de souliers féminins, « sans aucun doute » (comme Heidegger a bien affirmé que les souliers représentés dans une toile de Van Gogh appartiennent « sans aucun doute » à un paysan). Seulement, cette paire de souliers, que le tableau de Jaride semble exhiber, renvoie beaucoup plus à une tache, à une éclaboussure ou à une gestique picturale (« coup » de couleur), ce qui rend indéterminée, sinon confuse, sa référence « analogique ».

Car, ce qui semble préoccuper en effet Jaride réside dans la construction plastique telle qu’elle s’élabore et s’articule sur le plan purement pictural et ne réfère ainsi qu’à elle-même. Aussi n’accepte-t-elle de jugement que d’elle-même, comme c’est le cas pour le texte moderne qui ne réfère qu’aux seuls éléments rationnels qui le constituent, qu’à sa seule structure syntaxique. Rien d’étonnant si la construction picturale se réalise, chez Jaride, par le biais de la couleur, beaucoup plus que par le signe, le dessin ou la forme. Et tout ce que la couleur, diffuse et déploie, conduit lui aussi à l’égarement, en ce sens que ce qu’elle fait apparaître est autre que ce qu’elle cache. Jaride étale parfois la couleur comme dans une aquarelle, c’est-à-dire rapidement, sans hachure ou traitement ultérieur, comme si la couleur était posée sur le support pour la première et dernière fois. Dans d’autres œuvres, l’artiste enfouie la couleur sous la couleur. La couleur devient ainsi un vecteur pictural axial qui cache, accumule ou dissimule plus qu’elle ne montre, fait apparaître ou expose au regard. Comme si l’effacement était une forme d’écriture, comparable en cela aux techniques de l’Egypte ancienne d’étalement par la couleur où le spectateur découvre sans cesse les traces d’autres couleurs enfouies derrière la couleur apparente. « Derrière », doit-on bien préciser, comme si l’étalement de la couleur sur la couleur était le meilleur style pour faire apparaître la couleur.

Ce discours sur la relation entre le tableau et le texte peut paraître désuet et vieillot puisqu’il fait référence à une relation « patrimoniale » présente, par exemple, dans le travail d’al Wassiti sur les Maqamates d’al Hariri (et d’autres, bien sûr). Mais ce discours désigne néanmoins – dans le sens historique et artistique – une relation naissante dans le champ de la modernité qui renvoie d’une façon inaugurale, à ma connaissance, à l’inimitable Coup de dés de Stéphane Mallarmé.

Cette sublime œuvre a réussi en effet plusieurs coups puisqu’elle a rassemblé dans un même corpus un poème et des travaux lithographiques d’une part, et une conception optique de la poésie qui transparaît dans le rapport de visibilité entre le tableau et le livre, d’autre part. Et c’est sur cet aspect de la question que j’aimerais ici mettre l’accent. Le poème de Mallarmé – tel que le poète en a esquissé le plan – s’offre à nous dans le cadre de deux pages ouvertes, présentant ainsi l’image de la lecture, alors que la page est considérée comme « morte au niveau optique » une fois le livre fermé. Et c’est justement cette nuance qui semble avoir échappée à Adonis lorsqu’il a tenté d’imiter Mallarmé dans Le Livre. La page est autonome chez Adonis comme dans un livre fermé et la distribution des paragraphes intérieurs dans chaque page du Livre se rapproche de la référence scripturale islamique qui, comme on le sait, intègre dans un tout et le texte et ses marges ou ses commentaires.

Le génie de Mallarmé et son savoir-faire résident dans sa tentative de suivre, dans l’exposition de son poème, la genèse de construction de l’œuvre picturale. Et aucun poète (ni artiste) n’a réussi, à ma connaissance, la même démarche. Ce qui m’intéresse à ce propos, c’est que l’entreprise de Mallarmé est une entreprise optique au sens plein du terme (alors que Baudelaire l’a précédé en trouvant une autre ressemblance entre le tableau et le poème, puisqu’il a saisi dans l’ « image » de l’artiste plasticien l’ « image » même du poète moderne). Des expériences ultérieures, menées bon an mal, ça et là, ont permis d’élargir le champ des interdépendances entre l’écrit et l’optique renforçant ainsi les affinités qui circulent de l’un à l’autre.

On retrouve, chez Jaride, cette relation fusionnelle entre le scriptural (au sens moderne) et le spectral. Entendons-nous bien cependant. Il ne s’agit pas, chez Jaride, de rééditer ou de recycler la relation patrimoniale classique qui abordait, comme on le sait, l’image sous le prisme de l’ouïe. Ibn al Jouzi n’a pas manqué d’évoquer ce trait saillant de la culture arabe classique en parlant des conteurs et de leur art. « Ceux qui écoutent les conteurs, disait-il, le font à des fins de divertissement ». Nous pouvons dès lors soutenir que beaucoup d’artistes exposent en fonction de l’ouïe et non de la vue, privilégiant ainsi la domination classique de la lecture sur celle, plus moderne, de la vision.

Jaride n’appartient pas à cette mouvance. Son art, à lui, puise dans un fond optique pour le seul plaisir d’agrémenter l’œil. Pour le divertissement comme plaisir purement esthétique, pourrions-nous dire. Et c’est ce plaisir-là que Jaride semble, d’abord lui-même avant les autres, apprécier et chérir. Il approche ainsi la surface plastique comme s’il s’agissait d’une page ; mais, tient-on à préciser, avec une sensibilité optique.

Le tableau réfère, chez Jaride, aux seuls éléments qui le composent. Il obéit à une logique interne où la relation entre les composantes du tableau est essentiellement régie par la seule surface visuelle. Jaride ressemble en cela au voyageur errant sans guide ou plan préétabli. Mais il porte sur lui sa palette qu’il promène durant son errance créative. Ainsi construit-il, grâce à cette riche palette qui ne le quitte jamais, une myriade d’habitations imaginaires où il pourrait s’y glisser, s’y laisser tendrement imprégné par la magie de tous ces instants uniques et intenses qui s’offrent au gré des découvertes impromptues. On ne le répètera jamais assez. La référence majeure du tableau, chez Jaride, est intrinsèque au tableau lui-même. La couleur y est articulée comme un seuil d’accueil et de dissimulation à la fois, surtout lorsqu’elle occupe toute cette épaisseur nodale juchée au centre de la toile, cette même place qu’occupait la ligne de fuite dans le tableau classique. Ce qui veut dire que l’œuvre picturale, telle que Jaride la compose et la propose au regard, nous advient, nous fait signe à partir de son intériorité propre, de sa profondeur consubstantielle, de ses composantes intimes mais cachées. Elle vient ainsi à notre rencontre en exhibant une apparence souvent trompeuse.

L’espace du tableau ne réside donc plus dans son extériorité (même s’il s’en nourrit amplement), mais en lui, sur lui, dans ce qui le fonde et le structure. C’est un espace imaginal, même s’il lui arrive de reposer sur les schèmes visuels de l’artiste. Ces schèmes visuels opèrent comme des critères de validation et de correction pour l’artiste et ils ont, comme vis-à-vis, les cadres de réception dont le spectateur est porteur. Et ce sont ces mêmes cadres qui agissent, chez le spectateur, comme des stratégies d’évitement ou de rapprochement qui lui permettent d’aller à la rencontre de l’œuvre dans une sorte de communion aimante entre convives anonymes et étrangers. C’est dans le circuit de ce voyage que réside l’œuvre, dans l’obsession qu’elle fait naître en nous pour communier avec elle dans l’étreinte extasiée. Ainsi ces différents impromptus, spontanés et hasardeux, se déclinent-ils enfin comme s’ils étaient orientés, dès le départ, par l’inéluctabilité d’une rencontre somme toute fatale.

Jaride aborde la toile avec une immense passion. Il pressent certes le danger, mais il l’intériorise et le vit comme l’inévitable seuil qui ouvre sur l’inéluctable rencontre. Mais il ne fait aucune différence entre ce qu’il touche et ce qu’il fait, entre ce qui vient à lui et ce qui émane de lui. Ainsi l’art n’est plus pour Jaride une activité de perfectionnement ou d’amélioration, comme c’est le cas dans la décoration islamique ou dans la peinture classique. Il n’est pas, non plus, fondé sur des « règles » de composition stables et immuables auxquelles il faudrait constamment revenir. L’art est devenu pour lui une entreprise qui ressemble au voyage, à l’activité du voyageur dont les pas évoquent à la fois le mouvement et le tracement sinueux du cheminement. L’art est donc pour Jaride une activité pleine et totalisante qui n’est plus une simple exécution ou un banal enregistrement. La toile y est orientée vers sa substance intérieure, soucieuse de ses propres modes de régulation interne qui la portent et la supportent à la fois.

Et si la beauté de l’achèvement de l’œuvre, exécutée et exposée, est une récompense méritée offerte aux voyageurs qui osent relever le défi de l’aventure, la beauté de la communion avec l’œuvre est, quant à elle, une offrande dédiée aux accompagnateurs qui aiment convoiter les « dangers ».

Charbel Dagher

(Traduit de l’arabe par Mostafa Chebbak)

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 Charbel Dagher

textes sur Jaride

Texts about Ahmed Jaride

 Portrait de l’artiste en mutation

Mostafa Nissabouri (Poète et critique d’art)

  

Les différentes pièces que présente Jaride dans l’exposition constituent une période particulière par rapport aux travaux habituels de l’artiste. Parenthèse ou digression non convenue, dès sa première énonciation, l’approche s’inscrit dans une traversée des apparences qui interdit d’emblée l’exercice métaphorique : tout en entretenant une filiation ténue avec des recherches chromatiques antérieures dominées par la couleur noire (les nuit sont enceintes, dit le proverbe arabe) elle est placenta et bain de renaissance. La préoccupation purement plastique qui accompagnait des œuvres, même dans leur expression tourmentée et mélancolique, et qui avait synthétisé les moyens de son expression, fait place ici, inopinément, à la tentative de saisir, en intériorité, les multiples facettes d’un moi fugueur, tout de mélodie et de quête désespérée. Mais l’œil reste ici, comme le veut Goethe, organe de la totalité. D’où le titre d’autoportraits donné à cette série de séquences continuellement aux prises avec la métamorphose et le simulacre.

Aucune inflexion narcissique, aucun jeu de séduction, si ce n’est un regard brouillé, déformé et déformant, en direction d’une identité échappée. La couleur privilégiée pourrait être, en la circonstance, ce bleu à ondes courtes qui sait si bien tempérer l’angoisse du paysage fuyant. Or, il y a des tons sable, ocre, la variation essentielle du jaune, les granulations radicales du rouge, la présence obsédante du noir en expansions d’obscurités dissemblables, et en accointance presque antinomique comme pour attester de la violence d’une fatale cohabitation. La forme douteuse, renvoyée par un miroir perverti, entêté, contraignant dans sa proximité,  pour autant qu’elle s’esquisse, reste hors d’atteinte à cause de ses déplacements insolites, ses résolutions à travers le spectre diapré de la conscience. On dirait le choix d’un habitat dispersé, élu à travers les combinaisons d’une lumière propice à un nulle part où la nuit est proprement inversée.

D’où ce voyage tire-t-il sa substance ? Que veut dire cette réappropriation de soi au péril de la fragmentation, de l’effacement de l’annulation ? Vers quelle reconquête ? Toutes ces interrogations n’ont lieu d’être que pour accompagner, en arrière-plan, une démarche revendiquant, au bout du compte, de nouveaux moyens créatifs, l’activation d’énergies en sommeil, à un tournant peut-être crucial dans l’itinéraire jardien. L’impression qui prévaut est qu’il y a là un appel impérieux vers une reformulation de soi, à partir d’une remise en question assumée au niveau du corps, sans recul et sans faux-fuyants. Réexamen du vécu, du senti, de l’impensé. Capture de pays frontaliers d’horizons perdus, surcharge d’émotions denses et de violence contenue.

C’est que l’expression picturale s’évertue à vouloir témoigner pleinement de ce parcours. D’abord comme inscription dans l’histoire personnelle, ensuite comme espace de régénération à part entière. Nous la percevons en intimité tandis qu’elle élabore méthodiquement, presque sereinement, l’alchimie de ses matières à venir. Jaride est là, ou son ombre, appliqué à préparer sa palette directement sur la toile et à même le support, dans une réalité qui se défend d’être concertée. Une véritable ascèse, incontournable en fait dans le cheminement artistique. Et comme dans tout voyage, fut-il haï par les uns, dénié ou sublimé par les autres, à l’aller comme au retour, le corps garde impérissable la trace de ses cheminements en tant que dépositaire étonnamment démesuré de l’instance mémorielle. Jaride a pris sur lui d’oser explorer ce territoire de tous les leurres et de tous les prodiges. Leçon de peinture, de poésie, d’existence. C’est Balzac qui nous en rappelle l’essentiel en écrivant : « Malheur à celui qui garde le silence dans un désert en croyant n’être entendu de personne ».

     Au fil de ma connaissance grandissante des œuvres de Jaride et ma familiarité avec ses pérégrinations  d’une station picturale à une autre, une question étrange et déconcertante n’eut de cesse de me préoccuper. Il s’agit des divers aspects frappants de ressemblance et de résonance, parfois jusqu'à la similitude totale dans certains tableaux, entre lui et le grand peintre argentin Ricardo Munoz (1929-1997), sans que l’un d’entre eux ait jamais pris connaissance de l’œuvre de l’autre, ou  en ait eu le moindre écho.

    A propos, Ricardo Munoz est le père incontestable de l’abstraction géométrique post-moderniste  argentin et  latino-américain.

Mais fort malheureusement, il est presque totalement inconnu en Europe vu les peu d’exposition qui lui furent organisées dans les pays européens, de surcroît  dans des conditions et des circonstances inconvenables hélas pour lui et pour nous…

Sa décision de ne plus se déplacer en dehors des frontières de son pays dès le début des années 60 aggrava la situation, décision qu’il ne transgressa guère , pas une seule fois, jusqu'à sa mort survenue  à Sierra del alba le 13 octobre 1997.

Et comme j’ai toujours été un des admirateurs de l’art de Ricardo Munoz au point que j’ai  réalisé un livre sur ces travaux à partir de divers articles que j’ai écrits à des époques différentes, je fus sidéré de découvrir dans les œuvres du peintre marocain Ahmed  Jaride des ’’styles’’ et des ’’techniques’’ qui ressemblent énormément à ceux adoptées par  Munoz dans ’’ses écritures’’  plastiques.

     Mais ce qui est encore plus ahurissant, c’est que cette similitude/ correspondance va se poursuivre  avec les années pour affirmer, sans laisser le moindre doute pour moi, que les deux peintres passaient par les mêmes étapes – de façon non synchronique- et transitaient  d’une expérience à une autre en développant des techniques similaires quand bien même de manières différentes. Aussi, l’étape Transparence en noir et noir de la première moitié des années 90 Chez Jaride  trouve-t-elle sa jumelle dans la série des travaux des années 70 de Munoz intitulée les yeux de bloutou avec la même intensité chromatique et la même orientation abstraite.. Il en est de  même pour la technique de stratification visuelle dans les derniers travaux de Jaride exposés à la galerie de Bab Rouah à Rabat qui trouve son sosie dans les œuvres de Munoz des années 80 à  l’ouest de l’Argentine… 

    C’est cette affinité fabuleuse et divine qui explique l’intérêt particulier que je porte à l’expérience de Jaride. C’est également elle qui nous a permis de nouer une amitié singulière et solide qui n’a pas cessé de s’approfondir et se développer avec le temps… Nous nous partageons beaucoup de  préoccupations  esthétiques et philosophiques  et beaucoup d’ambitions et de projets… Maintenant je dois avouer que je suis redevable à Jaride de m’avoir fait connaître davantage ce beau pays et de m’avoir offert les amitiés qui me lient à beaucoup d’artistes et de lettrés marocains de différentes villes.

 

                                                                                                Chances Alonso

                                                                                  Traduction française : Touria Ikbal

 

 

 

 

Extrait de propos du critique artistique argentin  Shansez Alonso lors d’un entretien  pour le journal ’’Al Qods Al Arabi’’ N° 4359 avec le poète Mahdi Akhrif qui a assuré la traduction arabe de l’espagnol.                                                                                               

 Chances Alonso  

 Critique d'art Argentin  

Poussière sur papier. Casablanca.2012

     

 

Notes…sur un cahier… de Jaride

Mehdi Akhrif

                                                                       

L’écriture chez Ahmed Jaride semble constituer une marge pour  le blanc de son texte.. Elle ne remplace pas le tableau pas plus qu’elle n’en constitue un substitut, voire un complément au moyen du langage scriptural, pour diminuer du langage pictural…un clignotant lui parvient en raccourci, pour commenter  les intervalles dans le texte pictural…Elle intervient dans des périodes d’arrêt de la tension, lorsque des contraintes techniques s’imposent, par le biais d’observations, d’indices éclairant les ramifications  du voyage pictural.

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« Des coups brefs après minuit. C’est ce qui fait illusion dans ces vingt-cinq pages du cahier de Jaride, qu’il considère comme un carnet de route où il se réfugie…des perles écrites (des fragments( ?)lorsqu’il travaille dans son atelier qui se situe aux environs de la Route Annakhil(des palmiers), à l’est de Casablanca… des perles écrites(fragments) avec spontanéité, qui ne sont ni des inspirations  ni des méditations auto- centrées, riches d’indications variées sur les « petites guerres »  entre « l’œil » et la « main ».

Voici certaines de ces perles :

-l’hésitation, c’est ce qui transforme l’engagement en aventure.

-Je cherche le beau pas le joli.

-l’aventure, c’est le rendez-vous unilatéral avec le tableau.

-l’amputation (?) est une expérience dure mais nécessaire, un chemin ardu, mais conduisant à l’accouchement artistique.

-le temps de la méditation dure plus longtemps que le temps de l’intervention.

Il paraît  qu’elle constitue un instinct entre le prédateur et la proie.

Le tableau comme tout accouchement, doit être pénible

                      

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Dans un de ses commentaires sur ces perles(fragments ?) Sanchez Alonso a écrit : « …Ces brèves expressions sont plus cachées qu’apparentes et si elles apparaissent un peu, la précaution méfiante de l’artiste se fait manifeste….Elle prend soin de ménager une distance entre la peinture en tant que langue mère et l’ « écriture » en tant que langue d’accompagnement intime. Les questions posées par le tableau ne lui fournissent pas de « solution » dans celles de l’écriture…c’est pour cette raison que ces « perles »(fragments ?) me semblent comme des seuils courts sous la porte du texte. Elles(Ils ?) constituent un carnet de route et un bâton de pèlerin dans l’instant qui éclaire les sentiers, et ouvrent quelques brûlures et des cloisons  pour la confidence 1).

 

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Ahmed Jaride est fondamentalement un artiste peintre, mais son aventure dans la picturalité se nourrit de nombreuses connaissances et expertises dans les domaine de la philosophie, de la littérature, de la poésie et de la prose, de la musique, de l’architecture, des arts populaires et visuels, d’une manière générale. Chez lui , l’écrivain se cache derrière le peintre, à ceci près qu’il est capable de liberté. Mais dans ce cas, il créera  une situation de tension entre lui et le pictural susceptible d’embarrasser l’artiste. C’est pourquoi l’écrivain apparaît soit dans les cloisons de « repos » tel le paysage pictural, soit lorsque sa signature est apposée sur la toile, pour que des interrogations soient posées entre l’artiste et les démons de son art.

 

Sanchez Alonso Qillantanos( ?), soit son nom complet, écrivain et critique avant tout, considère la peinture comme Jaride le fait avec la littérature, comme un violon d’Ingres,  un délice dont il se délecte dans les temps de la blancheur.

Parallèlement au  style d’écriture(fragments ?) chez Jaride ,  celui de Sanchez est constitué constamment de coups légers austères de pattes dans ses tableaux, avec des variations limitées, ressemblant à des ailes entrecroisées, dispersées, effacées, peintes en  marron et en gris, sans plus, et sur le même papier : celui ???

 

Sanchez Alonso a écrit d’excellents articles critiques impressionnistes sur des artistes peintres connus et inconnus argentins, espagnols et marocains , notamment, Moanis Ghalbane,  Carmen Iglias( ?), Babloudi Lucas, Emmanuel Song Rotyer( ?), Abdelkrim Ouazzani,Abbas Saladi…, et sur Ahmed Jaride, il a commis plus d’un article, dont le premier remonte au début des années 1990(2), qu’il a publié dans la Revue spécialisée « Horizon autre » sous le titre : « Transparences en noir et noir » consacré entièrement, sous quatre longues colonnes à la lecture spécifique de l’étape ‘noire et noire’ dans l’expérience  d’ Ahmed Jaride. De même que des poètes ont accompagné Jaride plusieurs fois dans ses tableaux par des écritures poétiques variées, et des approches fonctionnelles diverses….depuis « Les Stations » de Niffari, au « Lit d’isolement  de l’épi» de Mohamed El Achaâri, et aux « Cantos » D’Ezra Pound, et aux « Muralités »( ?)    de Mahmoud Daruish, et à l’« Abécédaire «  d’Adonis, en ce que nous rencontrons la poésie écrite avec des caractères picturaux premiers, par quoi nous  rencontrons les échelles du rythme pour des masses abstraites inscrites sur le tableau.

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L’écriture picturale chez Jaride est une langue autre, une langue  d’empilement de catégories de mouvements et de formations abstraites affinées, un empilement qui se délecte d’une harmonie visuelle, parfois sévère. Autant de signes et de formes. Tout ici est imbibé de mots qui ne reculent pas devant l’expressionnisme uniquement, mais qui écarte toute forme de symbolisme.

Cette écriture possède sa beauté propre… une beauté de densité au rythme visuel lent, une beauté architecturale picturale cachée par ses signes propres, et par ses profondeurs fermées- ouvertes sur le rythme visuel.

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Le tableau de Jaride te dit :

Lance ton premier regard plusieurs fois

Toujours à distance

Rapproche-toi maintenant

Et construis

A partir d’une masse de traits marrons

Tes ravissements

Regarde longtemps

Les arcs mesurés

Aux cloches ici dans

Les marches de l’ombre pâle

De loin

A ma terrasse polie plusieurs fois par le chuchotement

Froid

N’élève pas ton silence au visage

Du tableau

Avec mes miroirs polis

Nettoie, ne révèle pas ton premier regard

Jusqu’apparaissent mes Sirius( ?)

Au cinquième jour

Alors

Je ferai de ta maison(ton vers ?) ma demeure

Accroche-toi à mon noir ancien

Avec le fil blanc

poudreux  sur le tableau

 

Et il me dii aussi

Ne m’explique pas par des mots

Ecrits, comme tu le fais maintenant

Eloigne-toi à peu près deux années

Un peu

Puis découpe à ta mesurer

Les arcs de mes langues.

 
 

1)       Sanchez Alonso est un romancier et critique d’art argentin né à …( ?)Grande, à 260 kilomètres de Buenos Aires. Il réside à Anvers en Belgique depuis 1985.

Il a publié un premier roman  « Les agonies  du Sud » en 1978, alors qu’il n’avait que 22 ans…L’ensemble de son œuvre dépasse 16 publications de fiction et de critique. C’est un peintre connu ayant exposé individuellement quelquefois dans de nombreuses villes européennes

      2 ) Je dois faire remarquer que leur première rencontre est due au hasard, en ma présence, en 1990, à Agadir où Sanchez était venu en touriste pour la première fois et où il a visité à plusieurs reprises une exposition de Jaride, organisée dans le cadre des activités de l’Union des écrivains du Maroc, à l’occasion du Festival d’été du théâtre marocain.

   

 

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